Chanter pour ceux qu’on aime
Chassé-croisé entre Marc Aymon et Florence Grivel
Une scène, un soir, et soudain : La délaissée. Des mots mis en musique en 1890, réinvestis par Marc Aymon, guitare et voix. À la fin du concert, un couple s’approche du chanteur. L’homme et la femme émus le remercient d’avoir su faire surgir l’âme de cette ancienne mélodie. Quelque temps plus tard, le couple revient vers lui et lui confie un recueil de chansons suisses, édité en 1929. Des chansons pur cru, pressées à froid, mélange de fulgurances intactes parfois mitées de poussières contextuelles. Soit. Mais c’est irrésistible. Garder le cap de l’intuition, choisir les chansons éternelles. Générosité et partage en vue, la chaleur d’un bel été.
Alors, les rires des jeunes filles du Val d’Illiez courent sur les sentiers des vignes et des cimes, on écoute en silence ces souvenirs d’enfance qui ne s’effacent jamais.
Peu de temps après, Marc est à Paris chez l’élégant Yann Arnaud (un des deux réalisateurs musicaux du présent projet), il se questionne : se rendre au Niger à la rencontre d’un bluesman touareg ou se lancer dans cette aventure patrimoniale ? L’ami répond sans hésiter, le patrimoine.
Travailler sur le patrimoine s’est révélé plus aventureux. Porté par l’envie d’aller toujours là où on ne m’attend pas, j’ai cueilli un trésor caché dans mon jardin. Mais attention, on vise le vivant, on évite la tentation d’une nostalgie d’antan.
Sachant qu’il nage à contre-courant, Aymon suit le sentier désormais ouvert ; après son dernier disque aux accents d’une pop aérienne, le voilà qui débarque dans les racines du pop(u). Comment s’y prendre pour que ça sonne juste, vrai, sans bavardage ? Comment innerver ce qui est en veille depuis si longtemps ? Comment valoriser ce trésor qui met en lumière le fameux Arthur Parchet, auteur de 2190 chansons (dont une est dans ce recueil), salué de son vivant par de grandes plumes humanistes telles que Panaït Istrati, Romain Rolland… et mort dans un oubli de misère ?
Rassembleur, l’artiste aime par-dessus tout provoquer des accords humains inattendus. Si chacun/e est choisi/e pour ses spécificités, il/elle l’est aussi aussi pour ce qu’il/elle va découvrir de lui/elle-même. Mélanger les postures artistiques, les déplacer de leurs sillons pour être surpris par le terreau ainsi créé. Le batteur Raphaël Chassin, l’orfèvre des instruments à cordes Frédéric Jaillard, la chanteuse lucernoise Heidi Happy, Ephraim Salzmann au hackbrett, quatuor de cuivres, chœurs et tant d’autres invités… S’ajoute en point d’orgue la finesse aquarellée de Cosey pour les dessins.
Quand ce monde nous encourage à foncer à folle allure, chanter me permet de prendre les chemins de traverse, une guitare à la main, pour me perdre sur ces routes sinueuses qui m’amènent vers ce qui est caché derrière. Ce qui se mérite demande un peu de route, ce qui nous paraît orageux devient accalmie lorsqu’on l’embrasse.
À la fin de la rencontre, Marc Aymon se lève, extrait un livre de sa bibliothèque où l’art contemporain tient une place cruciale (sa curiosité n’a pas de genre), et il le pose sur la table. Il s’agit de sa dernière acquisition, un livre du performer activiste français Michel Journiac, préface d’époque signée à la main : « Voulons-nous exister, il ne reste que des questions en approche de rencontres ». De toutes ces rencontres naissent des histoires, comme Marc Aymon sait si bien les raconter.
Parce que les beaux souvenirs ne meurent jamais, parce que chanter pour ceux qu’on aime, où qu’ils soient, active cette force légère et essentielle des choses simples.